5

— Baket-Amon…

Atterré, Bak fixait le corps enfoncé dans un réduit sous l’escalier du toit. Il n’avait pas encore vu ses traits, mais on ne pouvait se méprendre sur cette vigoureuse silhouette.

À côté de lui, Psouro, un solide Medjai au visage grêlé par une maladie infantile, paraissait accablé. C’était lui qui avait supervisé la garde pendant la nuit.

Bak n’aurait pas été surpris que l’on ait assassiné l’inspecteur des forteresses de Ouaouat, mais Baket-Amon ? Il lui avait demandé d’intervenir auprès d’Amonked et s’était heurté à un refus. Or, voilà que le prince gisait, mort, dans cette demeure. Pour avoir accédé à sa requête ?

Imsiba jura dans sa propre langue.

— Les dieux se sont détournés de nous. Le prince n’exerçait qu’un semblant de pouvoir, l’autorité revenant au commandant, toutefois il était très aimé de son peuple. Je me demande quels ennuis cela va entraîner.

— Pars aviser Thouti, ordonna Bak, luttant contre le sentiment de culpabilité qui l’empêchait de raisonner clairement. Puis fais venir deux soldats avec une litière afin de l’emporter à la Maison des Morts.

Pendant que le grand Medjai obtempérait, Bak s’agenouilla pour examiner le défunt. La soupente où on l’avait dissimulé était carrée, d’environ deux coudées sur deux, et à peine assez large pour ses épaules. Psouro avait remonté et attaché la natte qui masquait l’ouverture avant qu’il ne découvre le corps. Baket-Amon était assis les bras ballants, la joue posée sur ses genoux repliés. On l’aurait cru endormi, si ce n’était le sang qui teintait de brun la natte de joncs au-dessous de lui. En se penchant, Bak vit le manche d’un poignard en bronze pris dans la chaîne d’or, sous l’effigie d’Amon à tête de bélier.

Il se releva et observa la pièce où se trouvait le réduit. Elle ne contenait que les nattes déployées sur le sol avant l’arrivée d’Amonked. Elle était contiguë à la chambre de la concubine ; un vague parfum flottait encore, sans couvrir tout à fait l’odeur métallique du sang. Elle donnait sur l’entrée principale, près de la porte de la rue. Dépourvue d’accès direct avec le reste de la demeure, elle n’avait pas plu à Amonked, qui l’avait laissée intacte ; c’est pourquoi les marins qui avaient emporté ses effets n’avaient pas découvert le prince. N’importe qui avait pu y pénétrer du dehors sans avoir à passer par la maison. N’importe qui, dans la maison, avait pu s’y glisser sans se faire voir.

Bak examina le sang qui imprégnait la natte. Certain que le prince, trop lourd à déplacer, avait été tué à proximité, il souleva la natte voisine. De minuscules éclaboussures de couleur rouille le guidèrent vers la natte suivante, sur la droite. Psouro, avec un profond soupir, en souleva une autre, puis une autre encore, révélant une grande trace ovale où la trame des nattes qui l’avaient recouverte avait laissé son empreinte.

Bak se remémora Baket-Amon la dernière fois qu’il l’avait vu chez Noferi, deux jolies filles à ses pieds, deux autres attendant de le réjouir par leur musique et par leurs charmes. Lui qui avait ce formidable appétit de vivre. Fauché à la fleur de l’âge…

— Sortons-le de là, Psouro, dit Bak, surmontant son affliction et ses regrets.

La natte glissa assez facilement sur l’enduit de plâtre, dégageant bientôt le corps de l’espace confiné. Étrangement, il conserva sa position assise. Bak plaça la main sous le menton et tourna la tête pour révéler le visage. Baket-Amon, comme il s’y attendait. Les membres n’étaient pas encore devenus froids et rigides. La mort s’était sans doute produite vers le lever du jour.

Avec douceur, il étendit par terre le prince. Psouro allongea les jambes de sa propre initiative, ce qui donnait la mesure de son désarroi. La dague, enfoncée en bas de la poitrine, avait été dirigée vers le cœur, qu’elle avait percé d’un seul coup. La présence du collier large, des bracelets et surtout du pendentif, des bijoux magnifiques et d’une grande valeur, éliminait l’hypothèse du vol.

Confronté à une obligation qu’il abhorrait, Bak rassembla tout son courage, puis empoigna la dague et la dégagea. La lame de bronze, fine et pointue, mesurait environ une paume. Le manche légèrement ciselé facilitait la prise. C’était une arme simple, dépourvue d’ornement, pas de fabrication militaire mais tout aussi courante. Bak en avait vu beaucoup de ce genre sur les marchés de Mennoufer, de Ouaset et d’Abou.

Il la posa à côté de la dépouille, se redressa et se concentra sur Psouro. Le Medjai, l’un de ses meilleurs hommes, de ceux en qui il plaçait toute sa confiance, se tenait raide comme un piquet dans l’attente de questions qu’il redoutait.

Bak le fixa avec sévérité.

— Quand Baket-Amon est-il entré dans cette maison ?

— Je ne peux rien affirmer, avoua Psouro avec embarras. Aucun d’entre nous ne l’a vu.

— Si chacun des gardes était au poste qu’on lui avait assigné, comment le prince a-t-il pu passer inaperçu ?

— Nous avons été forcés de nous éloigner, chef, répondit le Medjai, regardant droit devant lui.

— Tous ? interrogea Bak, incrédule.

— Oui, chef.

— Je suppose que tu as une explication. Et une bonne.

L’expression dure du lieutenant promettait de terribles conséquences en l’absence de raison valable.

— Je pense que oui, chef.

— J’écoute.

Psouro s’humecta les lèvres et se balança d’un pied sur l’autre.

— Au point du jour, les marins d’Amonked ont commencé à emporter les meubles installés ici pour les monter à bord. Huit ou dix jeunes apprentis, en chemin vers l’atelier, les ont croisés un peu plus bas dans la rue. Ils leur ont lancé des pierres. Les marins étaient chargés d’objets de valeur qu’ils devaient préserver. Plutôt que de laisser éclater une bagarre, qui aurait encore dressé Amonked contre les gens de la garnison, nous sommes allés à leur aide.

Le Medjai marqua une pause, s’éclaircit la gorge, puis conclut :

— C’est à ce moment-là, je crois, que le prince est entré dans la maison.

« Pour être assassiné peu après », pensa Bak.

— Pendant combien de temps avez-vous abandonné vos postes ?

— Quelques instants tout au plus.

Psouro vit l’expression de doute du lieutenant et se hâta d’être plus précis :

— J’ai dévalé l’escalier et j’ai couru dans la rue, où les autres arrivaient déjà. Dès que les jeunes nous ont vus, ils ont filé. J’ai envoyé Kasaya après eux pour m’assurer qu’ils ne reviendraient pas, et tout le monde a repris son poste.

Psouro n’était pas du genre à mentir ou à exagérer ; Bak savait que sa version des faits était exacte. La maison n’était donc restée sans surveillance qu’un très court laps de temps. Trop court pour que Baket-Amon soit entré à l’insu de tous, qu’on l’ait suivi à l’intérieur et qu’on ait pu le poignarder, cacher son corps dans le réduit, puis quitter la maison sans être inquiété. Et cette théorie ne tenait pas compte de la dispute qui avait probablement précédé le meurtre. À coup sûr, le crime avait été commis par un membre du groupe d’inspection.

Mais pourquoi ? Le prince était-il venu dans un autre dessein que pour convaincre Amonked de maintenir l’armée sur la frontière ? Un dessein en rapport avec le passé qui le narguait ?

Les pensées de Bak revinrent à Psouro. La brièveté de leur absence n’excusait pas les Medjai. Ils n’auraient jamais dû relâcher leur surveillance.

— Tu n’avais aucune idée que Baket-Amon se trouvait à l’intérieur ?

— Aucune, chef.

— Et les gens d’Amonked ? Étaient-ils tous ici quand la provocation s’est produite ?

— Oui, chef. Il était tôt. Les rues étaient encore sombres, peu accueillantes pour des étrangers à cette ville.

— Et ensuite ?

— Ç’a été le chaos, le chaos complet, expliqua Psouro, encore stupéfait rien que d’y penser. Ça bougeait dans tous les sens. Ils entraient, ils sortaient, ils suivaient les marins dans la rue pour vérifier si un bibelot précieux avait été abîmé pendant l’incident, pour reprendre un objet déjà emballé dont ils ne pouvaient se passer le temps d’embarquer, ou pour ajouter une babiole dans un coffre, un panier.

Bak fixa le Medjai avec sévérité.

— Tu as cru agir au mieux, Psouro, et je ne te blâme pas pour cela. Il est évident que tu n’avais pas le choix, il fallait secourir les marins. Toutefois, tu aurais dû laisser au moins un garde à son poste pour surveiller la maison.

Psouro, dont les sentiments étaient aussi limpides qu’un bassin d’eau clair, ne pouvait dissimuler sa honte.

— Je sais que j’ai failli à mon devoir, chef. Cela ne se reproduira plus jamais.

— Quand on aura emporté Baket-Amon, toi et tous ceux qui étaient de faction cette nuit, vous regagnerez la caserne afin de dormir un peu. D’abord, informe-les de ce qui s’est passé, puis fais-leur jurer le silence. Ce n’est pas à nous d’alimenter les rumeurs qui ne manqueront pas de se répandre bien au-delà de Bouhen.

— Oui, chef.

Psouro tourna les talons, soulagé que son épreuve soit terminée, et sortit rapidement.

Bak contempla la dépouille mortelle de l’homme qui, deux jours plus tôt, l’appelait son ami. Il adressa une prière à la déesse Maât pour que le commandant lui permette de traquer le tueur et de l’emprisonner – quels que soient son rang et son identité.

 

— Je me fiche de l’opinion d’Amonked, lieutenant !

Thouti allait et venait dans la cour de sa salle d’audience privée, tantôt à l’ombre, tantôt sous les rais obliques du soleil matinal qui soulignaient le jeu de ses muscles puissants.

— Soit il rentre à Bouhen avec son groupe, soit tu les accompagnes en amont. Le prince a été tué dans la demeure qu’ils occupaient, et par l’un d’entre eux.

Assis par terre près d’un métier à tisser où était tendue une longueur de lin blanc, Bak se réjouissait de la décision de Thouti – mais, en toute bonne conscience, le commandant aurait-il pu agir autrement ? Neboua, qui s’était installé sur un tabouret au soleil, entre deux acacias en pot, cessa de mâchonner sa brindille pour remarquer :

— Il ne rentrera pas à Bouhen. Cela reviendrait à admettre qu’un de ses proches est le coupable.

Comme le reste des appartements de Thouti, la cour était jonchée de jouets et encombrée d’objets évoquant les tâches domestiques : le métier à tisser, deux fuseaux, un plat de petits pois à écosser, une tunique en partie raccommodée, des lamelles de bœuf séchant sur une ficelle au-dessus de leur tête. Quatre chiots noirs jouaient autour d’un bassin où flottaient des lotus bleus. Leur senteur suave ne pouvait toutefois rivaliser avec le fumet qui provenait de la cuisine : l’arôme du pain au four et de l’agneau rôti provoqua des tiraillements au creux de l’estomac de Bak.

— De plus, il ne voudra pas retarder la mission ordonnée par notre souveraine, maugréa Thouti. Ce n’est pas une petite affaire de meurtre qui arrêtera cette maudite expédition !

— Il soutiendra, à juste titre, que mes hommes se sont laissé distraire, répondit Bak. Et il prétendra qu’un individu opposé à cette inspection, que ce soit un habitant ou un voyageur de passage, a pénétré chez eux et s’en est pris au premier venu.

— Baket-Amon, connu et aimé dans tout Ouaouat ? objecta Neboua.

Thouti balaya trois balles en cuir d’un tabouret, s’y installa, puis déplaça légèrement son siège pour échapper au feu du soleil.

— Il peut prétendre ce qu’il veut, ça m’est égal. Je te confère toute autorité pour mener ton enquête, et j’envoie sur-le-champ un message à Ma’am. Le vice-roi, j’en suis sûr, m’accordera son appui.

— Si Amonked tient autant que nous le supposons à exécuter la volonté d’Hatchepsout, il lui écrira de son côté, fit observer Neboua.

— Un bateau rapide, naviguant sans relâche, atteint habituellement Ma’am en deux jours. Le voyage jusqu’à la capitale est quatre fois plus long et abonde en périls. Le temps que Maakarê Hatchepsout envoie de nouveaux ordres, Bak aura mis la main sur le meurtrier.

Il jubilait, maintenant qu’il avait un prétexte pour reprendre l’offensive. Bak gratta le cou soyeux d’un chiot qui s’était éloigné de la portée, et dit avec prudence :

— Seize jours au moins s’écouleront. Cela peut suffire si, toutefois. Amonked et son entourage répondent à mes questions avec franchise. Dans le cas contraire… Chaque jour qui passe diminue les chances de succès.

— Tu n’as jamais échoué. Là encore, tu réussiras.

Neboua adressa un clin d’œil à Bak. Ces phrases sonnaient telle la proclamation d’un exploit, alors que le plus difficile restait à accomplir. Ce n’était pas la première fois que le commandant semblait énoncer un décret immuable et, comme toujours, une si grande confiance inquiétait Bak. Un jour, il décevrait peut-être ces hautes espérances. Comment Thouti réagirait-il, alors ?

— Je prends Imsiba avec moi, décida-t-il. Il sera triste de se séparer de son épouse et du petit, mais il a le don de poser les bonnes questions, sans se laisser abuser par des réponses fallacieuses.

— Non, je ne crois pas, dit lentement Thouti, les sourcils froncés. Non, lieutenant, tu n’emmèneras pas Imsiba avec toi.

— Mais, chef !… protesta Bak.

— C’est lui qui convient le mieux pour cette mission, intervint Neboua.

Thouti considéra l’officier au physique athlétique et une lueur malicieuse brilla dans son regard.

— Non. C’est toi, capitaine, qui conviens le mieux pour cette mission. De par ton rang, tu es investi d’une autorité supérieure à celle de tous les membres du groupe, excepté Amonked.

Bak retint un gémissement. Il aimait Neboua comme un frère, mais redoutait son caractère emporté et ses paroles irréfléchies. De son côté, le capitaine était consterné à l’idée de quitter sa femme et son fils.

— Chef, j’ai de jeunes recrues à former, des patrouilles à inspecter, les réparations de l’enceinte extérieure à superviser, de nouvelles constructions à…

— L’affaire est entendue, trancha Thouti. Vous partez pour Kor immédiatement. Vous rejoindrez le groupe d’inspection avant la nuit et vous intégrerez la caravane demain, à l’aube, quand elle entamera sa longue marche vers le sud. Pendant que vous vous préparez, je vais dicter une lettre à l’intention d’Amonked. J’y louerai en termes fleuris tes talents d’enquêteur, Bak, et quant à toi, Neboua, ta grande expérience des pillards du désert. Il emporte trop de biens précieux pour ne pas attirer leur convoitise, ce que je ne manquerai pas de souligner.

Thouti se leva prestement et se dirigea vers l’escalier pour descendre au rez-de-chaussée.

« Il faudra plus que de bonnes intentions et quelques belles paroles sur un papyrus », songea Bak. Il se précipita derrière le commandant.

— J’aimerais disposer d’une unité d’archers ou de lanciers. Ils accroîtraient notre autorité et si, pour quelque raison, nous avions besoin de protection, nous pourrions compter sur eux.

— Excellente idée.

Au pied des marches, Thouti se retourna et interrogea Neboua du regard. Ce dernier connaissait mieux le fonctionnement de la garnison que le commandant lui-même, et savait qui pouvait leur être affecté sans perturber la routine quotidienne.

Neboua s’arrêta net pour éviter de heurter les deux hommes.

— J’ai vingt archers qui attendent une mutation. Ils peuvent être prêts en moins d’une heure.

Le trio franchit rapidement le vestibule, Thouti pour appeler un scribe et lui dicter des lettres, ses subordonnés pour se préparer à rejoindre un groupe de voyageurs à qui leur présence inspirerait du ressentiment, au meilleur des cas. Bak espérait que Thouti ne commettait pas d’erreur en envoyant Neboua, et se consolait à l’idée qu’Imsiba mènerait une enquête parallèle à Bouhen ; cela donnerait à Amonked l’assurance que tout était fait comme il convenait – et cela apaiserait sa propre peur lancinante de se fourvoyer sur une fausse piste.

 

— Ainsi, vous remonterez le fleuve avec Amonked, Neboua et toi ? dit Noferi en riant. Si j’étais moins avisée, je croirais que le commandant a tué Baket-Amon à seule fin de vous envoyer avec le groupe d’inspection.

Bak posa un doigt sur ses lèvres.

— Silence, vieille femme ! Si pareille rumeur parvenait aux oreilles des sujets et des alliés de Baket-Amon, Thouti n’aurait plus qu’à quitter Bouhen.

— Et Amonked ? La population osera-t-elle menacer un personnage de sang royal, envoyé par la reine elle-même ?

— Quoi qu’il en soit, notre escorte de vingt archers est un présent des dieux.

Il huma le vin rouge foncé et porta son bol à ses lèvres.

— Un délice ! J’aimerais pouvoir m’attarder, mais je dois retrouver Neboua sur le quai dans moins d’une heure.

La maison de plaisir était silencieuse ; la plupart des occupantes se reposaient après une nuit animée. Un vieux serviteur maniait son balai de jonc dans une pièce à l’arrière, et la poussière volait dans les minces traits de lumière filtrés par l’auvent. Bak avait trouvé son amie en train d’examiner les nombreux objets reçus les derniers soirs en échange des plaisirs qu’elle offrait. Sur le banc devant elle s’étalaient des bijoux de peu de valeur, des vêtements, des sandales, des paniers et des nattes en roseau, des fruits et des légumes frais ou séchés, de la vaisselle et des bibelots en terre cuite, plusieurs mesures de céréales et quelques petites armes : deux dagues, une masse et un cimeterre. De l’autre côté de la cour, le lion couché au soleil rongeait un os en grognant de satisfaction.

Bak ôta les armes du banc et les posa par terre, près de son tabouret. Il était interdit aux soldats de troquer le matériel de l’armée. Noferi lui lança un regard noir, mais elle connaissait le règlement et ne pouvait se plaindre. Elle avait eu tort de céder à l’appât du gain.

— Quand je l’ai vu hier, sur le quai, le prince a dit que son passé était revenu le narguer. As-tu une idée de ce que cela signifie ?

— Son passé ?

D’un haussement d’épaules, elle lui fit savoir combien elle se moquait de ses questions, combien elle lui en voulait d’avoir confisqué les armes.

— Quand j’ai quitté la capitale, il n’était qu’un enfant, un otage parmi tant d’autres qui vivaient et étudiaient dans la maison royale, côtoyant les fils de la noblesse. Comment l’aurais-je connu ?

— Tu comptais des princes au nombre de tes admirateurs. Ne le nie pas, je le sais.

Elle consentit à sourire.

— En dépit de leur jeune âge, ils étaient déjà virils. Lui n’avait que six ou sept ans. Un petit poussin, qui ne s’éloignait jamais de la basse-cour. Ce n’est qu’à Bouhen que je l’ai rencontré.

— Dommage. C’était un homme, un vrai.

— Ça oui…

Bak buvait à petites gorgées en l’observant au-dessus de son bol. Noferi avait toujours été à l’opposé de l’image qu’il se faisait de la sensualité, mais en entendant l’inflexion de sa voix, il se demanda si, comme les jeunes femmes qui travaillaient pour elle, elle avait partagé la passion de Baket-Amon. Son expression ne livrait rien de ses secrets.

— Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?

— Il y a deux nuits, lorsque tu étais ici.

Avec un soupir excédé, elle lança aux armes un regard de regret, puis s’intéressa à un bracelet de cuivre, sur le banc.

— Il est parti à l’aube, ses désirs parfaitement assouvis.

— Il n’est pas revenu cette nuit ? Il en avait l’intention.

Elle posa le bijou et examina un anneau de bronze serti d’une pierre jaune.

— Je l’attendais. Il laissait rarement passer une nuit sans nous rendre visite, quand il était à Bouhen. Mais, non, il n’est jamais revenu.

— Je n’arrive pas à y croire. Un homme si vigoureux et si viril, que tous appréciaient !

Le capitaine du navire de Baket-Amon frappa la cloison de la cabine, comme pour la punir de la mort du prince.

Bak regarda de l’autre côté du quai, où Neboua et les archers embarquaient sur le vaisseau qui les transporterait jusqu’à Kor. Tous étaient chargés de paniers et de paquets contenant les rations, des vêtements de rechange et des armes – tout le nécessaire pour le long périple à travers le Ventre de Pierres.

— Lui connaissais-tu des ennemis ?

— Aucun.

Le capitaine passa devant les stalles vides et s’assit au bord du gaillard d’avant, la tête basse, les mains entre les genoux. Le bétail avait été ramené dans les enclos, où il resterait jusqu’à ce que le navire soit autorisé à partir.

— Celui qui lui a ôté la vie aurait-il pu se tromper de cible ?

— On pouvait difficilement le prendre pour un autre, lui rappela Bak, avec une douceur qui dissimulait son impatience de s’en aller.

— Oui, bien sûr. Il était très grand et fort comme un bœuf. On l’a frappé par-derrière ?

— Non, en pleine poitrine. Je parie que son meurtrier était quelqu’un qu’il connaissait et en qui il avait confiance.

Il s’adossa contre la stalle la plus proche. L’odeur du fourrage frais lui chatouilla les narines.

— Est-il resté à bord, la nuit dernière ?

— Oui, lieutenant.

Le capitaine avait la voix rauque. Il se racla la gorge avant de préciser :

— Il a passé la nuit ici, mais il ne pouvait trouver le repos. Peut-être a-t-il dormi une heure ou deux. Sinon, il n’a pas cessé de faire les cent pas sur le pont ou sur le quai.

T’a-t-il parlé de ce qui le préoccupait ?

— Cette question était cruciale, tous deux le savaient.

— Si seulement il l’avait fait ! répondit le capitaine du fond du cœur. Il n’était pas du genre à se confier, en tout cas, pas à nous qui le connaissions bien. On m’a dit qu’il se livrait plus facilement à celles avec qui il se distrayait. As-tu posé la question aux filles de Noferi ?

— Il ne leur avait rien dit. La dernière fois que je l’ai vu, il a fait allusion à un lourd secret de son passé. Que sais-tu de sa jeunesse ?

— Je n’étais avec lui que depuis trois ans.

— C’est plus qu’il n’en faut pour entendre bien des histoires.

Le capitaine sourit malgré lui.

— Il paraît qu’il avait le sang chaud, alors. Et même à présent…

Toute trace de gaieté s’effaça de son visage.

— Il a des épouses splendides et ses enfants sont la beauté même, surtout son premier-né. Grâce aux dieux, ils ont rarement séjourné à Ouaset avec lui – ni où que ce soit, d’ailleurs. Ils n’ont jamais su qu’il passait ses nuits à goûter les plaisirs de la chair.

— Tu le désapprouvais ?

Le capitaine haussa les épaules.

— Un homme est un homme, on ne peut le lui reprocher. Il était aimé de son peuple et ses prouesses sexuelles accroissaient encore son prestige. Mais trop, c’est trop, si tu vois ce que je veux dire.

— Ma’am était devenu son foyer ?

— Il avait installé sa famille là-bas, près du siège du pouvoir, où ses fils pouvaient nouer des liens fraternels avec les enfants du vice-roi et, en même temps, apprendre les usages de Kemet.

— L’aîné étant son héritier, je suppose qu’il va lui succéder.

— Oui, mais la Première Épouse de Baket-Amon exercera le pouvoir. L’enfant n’a pas encore huit ans. S’il venait à mourir avant sa majorité, elle a d’autres fils pour le remplacer, expliqua-t-il avec un froid sourire. C’est une femme énergique et déterminée. Elle ne tolérera pas que la succession lui échappe.

« En d’autres termes, pensa Bak, Baket-Amon n’a pas été tué par quelqu’un qui voulait usurper son titre de prince de Ouaouat. »

— J’espère ardemment qu’elle partage l’amour de son époux envers Kemet.

Le capitaine répondit avec hésitation :

— Elle est épouse et mère avant tout. Maintenant que son mari est mort, elle protégera ses fils avec la férocité d’une tigresse.

— Aurait-elle pu assassiner Baket-Amon, de peur qu’il n’amène dans sa maison une femme à qui il aurait accordé la préférence ?

— Cela n’aurait pas servi ses intérêts, ni ceux de ses enfants.

Sous l'oeil d'Horus
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